jeudi 16 juin 2005

La géométrie de l’amour

La géométrie de l’amour


Au déjeûner, il y avait un pépin: personne n’avait déposé le journal devant mon bol de gruau. Ne sachant que faire devant une telle abomination, j’ai pris le mors aux dents, le taureau par les cornes et mon courage à deux mains: direction dépanneur. En sortant, j’ai trébuché sur un objet cylindrique, qui occupait l’espace où devait passer mon pied droit afin de terminer un des mouvements qui me pemet d’avancer comme un être humain normal, le pas. Je n’ai pu empêcher la chute. Bang! Mon corps ne faisait qu’un avec le balcon. “Qu’est-ce ?” me demandais-je en me remettant de cette quasi-commotion cérébrale (je n’apprendrais que 8 jours plus tard que j’étais passé à un cheveu du trépas). D’un mouvement vif et rapide, je réussi à m’arc-bouter, effectuant un tête-à-queue des plus magnifiques. Devant mes yeux, le journal de ce matin.

“HA HA! Te voilà sacripant!” m’exclamai-je triomphant. Mon expédition venait de tomber à l’eau, mais je tenais enfin en main mon quotidien. En entrant dans l’appartement, fier de ma petite excursion sur le balcon, je ne pu que me rendre à l’évidence: quelque chose cloche, et pas à peu près....Quatre heures plus tard, toujours debout le vestibule, les pans de ma robe de chambre volants au vent, j’avais résolu une partie de l’énigme. Le rituel avait été rompu. Je fis un pas en me demandant pourquoi. Deux heures quarante-huit minutes plus tard, toujours en équilibre sur ma jambe gauche engourdie, j’eu une illumination, un eurêka personnel: ma femme m’avait quitté.

Je suis tombé. Pas suite à la révélation, mais parce que le sang n’affluait plus assez pour irriguer les muscles de ma jambe. Elle piquait énormément, comme si un cuisinier géant et invisible essayait de m’attendrir la cuisse avec sa grosse fourchette. Une fois les douleurs passées, j’ai pu me relever. Une fois debout, les brumes sont parties (pas celles de ma presque commotion). Je voyais clair maintenant.

Le journal sous le bras, j’ai réajusté mon peignoir, me suis recoiffé. J’allais affronter dignement ma nouvelle situation d’homme célibataire qui s’est fait larguer. Marchant militairement vers la cuisine, je remarquai l’absence flagrante, pourtant évidente à l’oeil le moindrement entraîné aux standards de la décoration occidentale, de mobilier dans mon domicile. Bien sûr, quelques meubles rudimentaires et d’apparence douteuse occupaient maladroitement l’espace. Une chaise de patio en résine de synthèse dans un coin, une boîte de lait renversée en guise de table d’appoint près d’une dizaine de coussins faisant office de divan, un téléviseur noir et blanc posé par terre, une ampoule nue au plafond, un drap cloué au mur pour empêcher la lumière de pénétrer à l’intérieur, voilà l’inventaire de mon salon. Je n’aurais pas mérité les pages centrales d’un magazine de décoration pour ma chambre non plus. Un vieux futon, sans sa base, d’autres caisses de lait vides comme chiffonnier, une ampoule nue au plafond, un drap cloué au mur pour empêcher la lumière d’inonder la pièce. C’est un drap multicolore, presqu’africain dans son design. Le soleil me suivait dans sa course; il était devant la fenêtre de la chambre (il avait sûrement été témoin de ma chute et voulait s’assurer de mon bien-être). En traversant le tissu imprimé, il peignait un kaléidoscope, sur les murs. Je suis resté quelques minutes à contempler le paysage. J’avais chaud, alors j’ai ouvert la fenêtre.

Au gré des nuages et du vent qui faisait danser le tissu, j’assistais à un théâtre de l’immédiat, un texte et un jeu instantanés, un art qui ne serait jamais recréé. La pièce devenait sous mes yeux un tableau vivant. J’étais le seul spectateur, absorbé par la symphonie particulière qui se tramait sous mes yeux. J’ai déposé le journal sur la caisse des t-shirts et j’me suis calé sur le futon, enfoui sous la couverture. Les couleurs jouaient leur partition. Les feuilles bruissaient dehors. Je me suis endormi. Et j’ai rêvé.

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- “Chérie, tu t’en viens?”
-”Oui oui, j’arrive.”

Nous sommes dimanche matin, il pleut. Tu viens de couler un percolateur de café, j’arrive de la boulangerie. Les croissants sont chauds. Ça sent le beurre dans la chambre. Nous sommes revenus de la Corse avant-hier. C’était notre voyage de noces.

-”T’es tout froid! Aie, tes pieds sont gelés!”
-”Réchauffe moi mon amour!”

Le café descend dans nos gorges, les croissants sont avalés sans difficultés. Nous sommes repus de sexe, de nourriture, de bonheur. Deux chats qui ronronnent un matin de pluie, contents. Tu es dans mes bras, je t’embrasse les yeux. Nous lisons le journal, échangeant les cahiers.

-”Je t’aime.”
-”Mmmmm.” que tu me réponds.

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Quand je me suis réveillé, il faisait noir. J’ai ouvert les yeux, il faisait encore noir. Je me suis levé et j’ai pris la direction de la salle de bains. J’ai ouvert la pharmacie. Il n’y avait plus ces petits flacons plein de secrets, d’odeurs et de poudres colorées. Plus de mystère féminin, d’éponge de bain, de soie dentaire, de produits de beauté. Juste une bouteille d’Old Spice quasi-centenaire, une brosse à dents, un tube de dentifrice et une boîte de pilules. Anti-dépresseurs, à prendre 3 fois par jour, aux repas. Juste en dessous de mon nom que c’était écrit. Mon nom. Mes pilules. Vide, la boîte.

J’ai tatônné mon chemin jusqu’à la cuisine. Je n’ai pas allumé le néon du plafond. Je me suis contenté de la veilleuse de la cuisinière. Enfin quelque chose qui fonctionne encore dans cette maison. Une à une, j’ai ouvert les armoires qui grimpent jusqu’au plafond. Quelques assiettes, quelques tasses, rien de bien spécial. C’est à la dernière porte que j’ai été surpris. Un objet brillant, presque neuf a attiré mon attention. L’extracteur à jus que j’avais reçu à la Saint-Valentin. D’elle.

Tant bien que mal, j’ai réussi à le sortir de sa cachette (j’ai passé à un cheveu de la mort plus tôt dans la journée, ça affaiblit un homme). Je me suis assis sur l’unique chaise de la cuisine, l’extracteur dans les bras. Je le tenais comme on tient un bébé, le berçant presque. Ça me revenait, petit à petit.

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-”Si tu répètes ça encore, j’te lance du spaghetti!”
-”Pffff!”
-”J’te jure mon homme, j’bluffe pas...”
-”Je m’en vais en voyage à Calgééééry!!!”

Et je me prends une pleine poignée de spaghettis chauds et saucés à souhait dans le dos. Ça brûle à peine. Je crie, pour la forme. Et tu ris. Moi aussi. Je te lance de l’eau au visage. Tu prends un faux air indigné. C’est la débandade. La première chose que je sais, c’est que nous sommes trempés des pieds à la tête et on s’embrasse. Je te déshabille, te dévore des yeux, des mains, de la bouche, du corps. On fait l’amour sur la table, au mileu des plats. Tes yeux sont des diamants bruts. Tu halètes, tu griffes, tu mords et tu cries pendant que j’te prends comme c’est pas permis.

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J’ai perdu un peu la notion du temps. Je suis toujours assis à la table, l’extracteur à jus dans les mains. Dehors, les lampadaires sont allumés. Ça doit être la nuit. J’ai une impulsion aussi forte que subite. La fenêtre n’offre aucune résistance et laisse l’extracteur faire son petit bonhomme de chemin jusqu’au trottoir. Je me lève et fais les cent pas dans le couloir.

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Je fais les cent pas dans le couloir. Il est passé 22h et tu n’es pas revenue du travail. Pas de téléphone, pas de courriel pour m’avertir, rien. C’est inhabituel, surtout de ta part. J’entends la poignée tourner, la porte ouvrir et fermer. T’as un air sévère planté dans le visage, les sourcils à peine froncés, la bouche serrée. Je t’accueille en prenant soin de paraître le plus désinvolte qu’il m’est possible. Ton baiser est léger, trop léger; distrait, absent, convenu, routinier...obligé. Tu m’embrasses obligée.

-”Tant qu’à m’embrasser comme ça, j’préfère que tu l’fasses pas..”
-”...”
-”Tu réponds pas?”

Bien sûr que tu ne réponds pas. Tu accroches ton manteau et va dans la salle de bains. J’entends l’eau couler. Tu prends une douche. Et moi, je reste coi devant la porte. J’entends Sarah Harmer me chanter en sourdine: “And I knew by the time on the stove that you were no longer mine alone...”. Ça ne pouvait être que ça.

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Je suis de retour devant la porte. Je remarque pour la première fois un trou dans la mur. J’ouvre la porte; la poignée s’imbrique parfaitement dans le trou. Le complète. Comme l’Afrique s’imbrique parfaitement (moins l’érosion) dans l’Amérique du Sud quand on a du temps à perdre et qu’on découpe un atlas pour jouer à reconstituer le continent originel d’avant la dérive. D’avant la dérive.

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-”Où tu t’en vas? Réponds!”
-”Lâche-moi! J’pars c’est tout. J’suis pus capable!”
-”Eille tu vas m’le dire! Ma femme part pas comme ça, sans m’dire où”
-”J’t’aime pus Charles, j’t’aime pus...Même que j’t’haïs!


Ça me rentre dedans. J’absorbe. T’es belle, même quand tu ne m’aimes plus, même quand le feu de tes yeux veut plus me brûler vif que m’embraser. T’es belle. Je perds tous mes moyens. Tu en profites pour faire valser la porte dans le mur. Tu te retournes avant de passer le seuil. Peut-être que t’as changé d’idée.

-”Essaie pas de m’appeler. J’ai quelqu’un d‘autre dans ma vie maintenant. J’vais passer au courant de la semaine chercher mes affaires. J’aimerais ça que tu ne sois pas là.” Sarah Harmer me crie dans les oreilles:”I guess we’re just out on loan and everybody’s only their own.”.

Je te regarde partir. J’ai le temps de mourir vingt fois avant que t’arrives au trottoir. T’es belle. Même quand tu pars.

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C’était quand déjà? En mars? En mai? Mai, c’est ça. Et là, les feuilles des arbres sont rouges. Début octobre j’estimerais. Le calendrier est obstiné à me situer en juillet. Je m’accote au mur du couloir, me laisse glisser au sol. J’entoure mes genoux de mes bras, j’accote mon menton entre mes rotules. Une gale s’est formée (j’suis tombé ce matin). C’est toi qui déposait le journal à ma place au déjeûner. Hélène. C’est ton nom

Ce matin, je me suis levé péniblement, comme tous les autres matins depuis ton départ. Peut-être que le manque de médication m’a sorti du brouillard, peut-être que mon heure était arrivée, mais le journal absent a tout déclenché. C’était notre rituel, ta manière de me dire bonjour même si tu étais déjà partie travailler. Le café dans le perco, une tasse, une assiette, un bol, souvent un petit mot. Ça me manque tout ça. Tout me manque. Surtout toi.

Ma barbe me pique. Les genoux me font mal. J’ai des noeuds plein le corps, plein le coeur, plein la tête (qui me cogne encore de ce matin). Je me délie. Je me rends compte que je voulais sortir en robe de chambre ce matin. Il y a une pile de lettres près de la porte, des factures en majorité. J’ouvre toutes les fenêtres, la porte, j’arrache les rideaux de fortune. Je prends une douche presque bouillante. Je te laisse partir avec l’eau et le savon qui s’écoulent dans les tuyaux. Hélène.

Je sors de la douche, homardesque. La bosse sur mon crâne me fait moins mal maintenant (j’ai failli mourir, le docteur me le dira dans huit jours). J’enfile un jeans et un t-shirt que je suppose propres. Je choisis de ne pas mettre de bas dans mes souliers, tant pis pour l’odeur quand je les enlèverai. Je décroche mon coupe-vent, me visse une casquette sur la caboche et prends une grande respiration. Dehors, il y a une femme qui m’attend. Qui n’attend que moi pour être heureuse, pour être folle, pour rire, pour crier, pour chanter à tue-tête, pour jouir, pour danser, pour manger, pour tomber dans les excès, pour se livrer, pour être elle, se confier, manger, tripoter, courir les puces, faire l’amour, faire un enfant, s’marier, vieillir. En sortant de mon antre, de mon cercle fermé, je vais la rencontrer. Lui bâtir un monde. Nous bâtir un monde, des rêves, un château. L’enlever à sa vie ordinaire. Lui montrer des petits bouts du sublime. S’élever ensemble, jusqu’au soleil, minimum. Nos chemins vont s’croiser, sans qu’on le sache. Elle ne déposera pas mon journal à ma place, je l’en empêcherai. J’interdirai d’accès notre vie à toute forme de routine et de rituel. Chaque jour sera le premier et le dernier, du Jardin puissance 10. Dehors, y’a une femme qui m’aime.

Je me désabonne du quotidien dès demain.

6 commentaires:

Fel-X a dit...

Wow... c'est vraiment beau. Et triste. J'aime le désordre des événements (un talent que je ne possède pas dans l'écriture). T'es un génie, continue Champion !

Frédéric a dit...

euh...merci!?!?!?!

Quoique génie, c'est un peu (même beaucoup) exagéré!

;O)
(merci du compliment! venant de qqn dont j'admire l'écriture, c'est l'fun!)

Magique a dit...

Wow! Émouvant. Touchant. Plein de désespoir, puis la fin....pleine d'espoir à nouveau. Comme quoi la vie est toujous plus forte que tout. Et elle revient toujours. :)

Merci

Anonyme a dit...

J'suis vraiment étonnée de voir à quel point tu as du talent! J'espère que c'est de famille :P, et aussi que je vais encore pouvoir lire à nouveau d'excellents textes tout droit sortis de ton imagination... WOW encore! J'pense même que ça bat Rosaire!

Fel-X a dit...

Tu admires mon écriture ?!
Merci mille fois !!! *ému*

C'est drôle, j'ai plein d'amis dans le camp des artistes, mes deux colocs par exemple (Luc le poête et le célèbre photographe Ant), pis mon chum Sylvain de Québec qui compose de la musique. Mais, même s'ils trouvent ce que j'écris bien, rien ne me dit qu'ils ne font pas juste me flatter dans le sens du poil ou qu'ils ne veulent pas me froisser.

Recevoir un compliment d'un (quasi)inconnu, c'est autre chose.

Un peu comme si je recevais des compliments de Douglas Adams (qui est devenu mon îdole totale cette année).

Mlle B. a dit...

Un autre petit bijou, ta façon d'exprimer son désarroi, la brume dans laquelle il vit depuis des mois et sa resurgence...

Ca me fait penser à Carnet de naufrage ou encore Un petit pas pour l'homme...

J'aime beaucoup :)