jeudi 14 juillet 2005

nouvelle vieille

Les heures froides

Dans les Everglades, vers la fin du mois d’août, il fait chaud même la nuit. L’humidié colle les vêtements à la peau jusqu’à 23h, au moins. Vient par la suite un petit répit tant que le soleil reste couché. Les habitants du coin appelent ça les heures froides.

Il est 22h30, la nuit est sans lune et sans étoiles. J’suis seul.

J’devais rejoindre Cindy au 7-11 de la route Nationale, comme convenu. Cette fille est la première que j’aime d’un amour profond, un amour qui donnera des enfants, c’est certain. Elle a le sourire des anges et un rire en cascades qui pourrait redonner l’ouïe aux sourds. Cindy, je l’aime depuis déjà trois semaines.

En me stationnant, j’ai vu Tommy l’embrasser comme jamais je l’avais embrassée. Ils sont sortis du 7-11 sans me voir: j’venais de faire teinter les vitres de mon pick-up. Ils sont montés dans le dune buggy de Tommy, la fierté des mécanos du coin. Ils riaient de toutes leurs dents, se touchaient comme c’est pas permis de s’toucher dans un petit village de la Bible Belt. Ils avaient l’air heureux. Mon sang s’est arrêté d’un coup, histoire de me préserver de l’hémorragie qui allait suivre suite à la rupture définitive de mon coeur. Ils sont partis en trombe, Cindy les deux bras dans les airs, comme au bal, quand elle a été élue reine. Tommy conduisait vite, pour l’impressionner, sûrement.

À partir de 23h, quand les heures froides débutent, la température descend rapidement de plusieurs degrés. La boue durçit en quelques minutes; plusieurs insectes et quelques petits animaux y restent figés, vulnérables aux prédateurs qui patientent dans l'ombre. L’humidité qui fait partie intégrante de l’écosystème perce les carapaces les plus dures. Elle glace les os, arrache les poumons. Ce changement est si brusque et soudain que chaque année, plusieurs touristes qui ne connaissent pas l’existence de ce phénomène sont hospitalisés pour hypothermie .

Il est 22h30 sur les Everglades, j’ai chaud.

J’les ai suivis de loin, la tête martelée d’idées, d’images pis de souvenirs. Ils se sont arrêtés pas loin de la cabane du vieux Bob. J’ai coupé le moteur plus bas sur la route, de peur de me faire repérer. J’ai attendu quelques minutes, question de voir leurs intentions. Comme j'n’entendais plus rien, j’suis sorti discrètement du pick-up, en faisant très attention à ne pas faire de bruit. J’ai suivi le chemin de terre qui mène à la cabane pis j’suis allé m’poster en arrière du réservoir à eau de pluie.

De ma cachette, j’les voyais pis j’les entendais. Cindy sussurait des mots doux à l’oreille de Tommy, des mots qu’elle m’avait jamais sussurés durant nos trois semaines d’amour fou, des mots à faire rougir les femmes les plus débauchées. Pis Tommy souriait, Tommy touchait, Tommy goûtait. Il goûtait pis cueillait des fruits qui m’avaient été défendus. Pis Cindy riait, Cindy jouait , Cindy caressait. Cindy caressait comme une femme qui a aimé toute sa vie, qui a connu les hommes et les plaisirs de la chair. J’voyais rouge. J’voyais noir. J’voyais pus.

Une fois la température tombée, le silence règne sur les marais. On n’entend que le bruissement du vent sur les feuilles et les déplacements des prédateurs nocturnes. À chaque instant, une proie risque de perdre la vie. Les alligators glissent sous la surface de l’eau, à la recherche de leur dîner. Même les hommes les plus courageux n’osent s’aventurer sur l’eau des marécages pendant les heures froides. Quelques gars du comté se croyant braves et courageux ont essayé de passer une nuit complète à l’extérieur. Plusieurs sont revenus, comment dire, “dérangés”. Encore plus sont restés là-bas.

Il est 22h30 sur les Everglades, j’suis fatigué.

J’suis retourné à mon pick-up sans faire de bruit, pour pas déranger l’amour qui flottait dans l’air. Assis derrière le volant, j’regardais la cabane de Bob, pis même si les murs m’empêchaient de voir c’qui s’passait dans la clairière en arrière, j’le voyais ben trop clairement. J’ai pris mon bâton de baseball sur le support à guns qui obstrue la lunette arrière. J’ai toujours mon bâton chanceux dans l’pick-up. J’suis le troisième-but vedette de l’équipe du High School. Même que l’an prochain, j’ai une bourse pour étudier dans une université sérieuse et jouer au baseball sans avoir à sortir un sou de mes poches pour être nourri et logé. J’suis ressorti de mon camion pis j’ai couru comme j’cours pour voler un coussin: sans réfléchir, droit au but, avec l’instinct du tueur.

Ils étaient étendus dans l’herbe, à moitié dévêtus. J’me suis mis à frapper. Ça craquait comme quand j’claque un circuit. Le même son sec, mais répété des dizaines et des dizaines de fois. Et ça criait, ça criait comme la foule qui m’accueuille dans le stade, comme la foule qui s’exclame quand j’cogne des circuits, quand j’fais gagner mon équipe. Puis le silence de la fin de l’été est revenu.

Une fois qu’on a franchi les limites du marécage, il nous est impossible de reculer. Un magnétisme nous attire loin de la civilisation. On est poussé à aller plus loin, toujours plus loin, malgré la peur, malgré les avertissements mille fois répétés. Les heures froides ont cet effet sur les gens de mon coin. Ils se barricadent une fois la nuit tombée pour ne pas succomber. En août, on ne voit jamais la lune. Surtout pas ce soir. Encore moins du coeur du marais, où j’suis.

Il est 22h30 sur les Everglades. Les heures froides s’en viennent.

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