lundi 18 avril 2005

directement de la voute

Au fond de la ruelle
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- Qu’est-ce tu cherches?
- J’veux juste voir si les billes sont encore à leur place...
- Quessé tu fais icitte?

Sa voix était revêche, usée par les années et le tabac. Il ne distinguait pas les traits du visage dans le noir, mais la présence de son interlocutrice lui était familière.

- J’viens juste me rappeler.

Se rappeler, tout bonnement. Revivre, revoir. Avec des yeux plus vieux, des mains moins douces, une âme plus garnie.

- Tu viens du coin pour venir te rappeler d’affaires icitte?
- Oui, j’ai grandi dans c’te ruelle.

Elle est sortie de l’ombre en disant cela.

-Charles?
-Louise?

Leurs mains se sont touchées un bref instant, pour retourner battre l’air à leurs flancs. Un oeil non-avisé y aurait vu de la gêne.

- Quessé tu fais icitte Louise, après toutes c’tes années?
- J’voulais r’jouer aux billes une dernière fois.
- Pour vrai?
- Pour vrai.

Charles prît le sac qui était resté caché dans la shed pendant plus de quarante ans. Un geste maladroit de sa part fît que le contenu s’est retrouvé sur le sol. Les billes tintaient sur l’asphalte inégale comme les cloches désaccordées d’une petite église de St-Henri.

- Laisse-faire, j’vas les ramasser.
- J’vas t’aider.

Ils étaient là, deux vieux dans leurs habits du dimanche, à quérir les billes éparpillées. Une fois le contenu méticuleusement remis en place, Charles regarda Louise.

- T’as pas changé Louise
- Toi non plus Charles, juste un peu plus rond pis un peu plus chauve
- T’es toujours aussi belle.
- J’ai pas dit que t’étais pus beau.

Y’avait pas de lune ce soir-là. Seulement un lampadaire qui crachotait sa lumière jaune. Assez de lumière pour voir les larmes qui commençaient à couler des yeux de Louise

- Quessé qu’y’a?
- J’suis revenue icitte pour une raison.
- Ben, quessé?
- J’vas mourir Charles...J’vas mourir.
- C’est quoi?

Louise s’était relevée en laissant tomber le morceau. Charles était encore à genoux, de par son âge et de par la nouvelle.

- Le mal noir.

(le craquement que vous entendez en sourdine, c’est le coeur de Charles qui se romp en mille miettes.)

- Comme ma femme...
- Ta femme?
- Ouais, ma femme aussi est morte du mal noir.
- Ça fait longtemps?
- Douze ans...
- Hon...
- T’es-tu mariée toé?
- Non, jamais...

Charles s’activait pour ne pas penser. Se lever, ranger le sac de billes, regarder ailleurs. Ce faisant, il passa devant Louise.

- Tu sens toujours aussi bonne...
- Merci.

Les deux vieux gardaient le silence. Faut pas briser le sublime quand il passe, c’est tellement rare.

- C’était là-bas, hein?
- Oui, dans la shed des Tanguay.
- C’est ça.


Une autre petit morceau du passé, une tranche de souvenirs qui remonte au cerveau. Y’en faudrait plus pour qu’ils soient rassasiés.

- On avait quoi, dix-onze ans?
- Oui...

Et d’un coup, c’est clair, aussi clair que le moment vécu des années auparavant. Plus clair encore, avec le recul et les expériences emmagasinées entre le moment réel et son souvenir.

- C’est là qu’on s’est embrassés Charles.
- Ouais. Une fois, juste une.
- On s’était jurés de jamais embrasser personne d’autre.
- Je sais ben
- Pourquoi tu l’as fait d’abord?
- Parce que j’mourrais de r’goûter le miel que t’avais sué lèvres. Faque j’me suis marié, pensant que ça s’rait pareil qu’avec toé.
- Pis?
- Voyons Louise! Jamais, ça jamais été pareil, c’était loin d’être aussi bon pis aussi doux.

Depuis deux minutes déjà que Charles tenait le visage de Louise dans ses mains. Son amour à lui. Son amour à elle. Elle avait posé ses mains sur les siennes. Les yeux pis l’coeur gros, ils continuaient de parler.

- T’as-tu été à guerre Charles?
- Oui, j’suis allé dins Vieux Pays. J’ai vu le plus jeunes des frères Poirier mourir à vingt pieds de moé. J’ai vu d’autres affaires que tu veux même pas que j’te conte.
- T’as-tu été blessé?
- Oauis, mais les cicatrices que j’ai su’l corps, c’est rien comparé à celles que j’ai su’l coeur.

La larme qui est sortie de l’oeil de Louise, Charles l’a écrasée du doigt.

- Pleure pas Louise, chus là.
- Moé’ssi chus là Charles...

Frédéric Mailloux – octobre 2003

1 commentaire:

Mlle B. a dit...

Ahhh j'ai beaucoup aimé ce texte, le vrai amour, celui qui passe à travers les âges.... que c'est romantique...